De l’enfance à l’adolescence, les lieux où l’on se construit
En 2016, une équipe d’étudiant.es de la HETS avait montré que les jeunes du quartier du Vélodrome avaient le sentiment d’être du mauvais côté d’une frontière qui les séparait du centre de Plan-les-Ouates (PLO). Quatre ans après, au début de notre enquête l’équipe de travailleurs sociaux et travailleuses sociales hors murs (TSHM) et du Locados nous explique que les jeunes sont très attachés au quartier du vélodrome, au point d’appeler ce quartier la « Kapital ». Qu’est-ce qui a changé en 4 ans ? Comment les jeunes se sont-ils approprié leur quartier, quelles expériences ont-ils faites des espaces publics d’un quartier qui a connu de nombreuses transformations et vu le développement des nouvelles infrastructures comme la maison de quartier (MQ) Vélo-D.
Cette maison de quartier que les jeunes ont choisi d’appeler Vélo-D, a ouvert ses portes en avril 2018. Elle s’inscrit dans l’espace de Champ Ravy et a pu voir le jour grâce au travail de plusieurs partenaires sociaux de la commune comme la VAQ (l’association de quartier de vélodrome), L’APEPLO (association de parents d’élèves de Plan-les-Ouates, ou encore l’équipe du Locados.
Pour répondre à ces questions, nous avons décidé d’aller à la rencontre de ces jeunes habitant le quartier pour qu’ils nous partagent leur façon de s’approprier leur quartier à travers différents lieux qui compte à leurs yeux.

Notre immersion commence un samedi matin lors d’un accueil libre au Vélo-D. Dans un premier temps, nous faisons la rencontre de deux jeunes de 13 et 15 ans. Ces jeunes du Vélodrome nous donnent de leur temps pour nous montrer les lieux privilégiés des jeunes.
Les jeunes concernés par notre enquête sont tous des garçons. Pour cette raison, c’est le masculin qui sera employé lorsque nous parlerons de jeunes.
Le Hall
Nous arrivons d’abord dans le Hall entre le bâtiment 70 et 68. Ce premier espace est très exploité par les jeunes du Vélodrome. « Je ne sais pas, mais on est beaucoup », répondent-ils lorsqu’on leur demande combien de jeunes viennent ici. Cependant, ils remarquent ces derniers temps une baisse de leur interaction avec leurs amis à cause de la pandémie actuelle. « En ce moment, y a plus personne qui sort ». Le Hall comme ils l’appellent, est un espace qui révèle une dimension sensible et sociale. Cela leur demande d’être dans une certaine cohabitation avec le voisinage. Leur présence dans ce hall est pour eux tolérée par la plupart des habitants. e. s. « eux ils s’en foutent un peu, juste on ne doit pas faire trop trop de bruit », « Les habitants y disent rien ».
Ils nous expriment cependant des tensions avec un concierge qui refuse leur présence et place de l’huile ou de la graisse sur les bords des fenêtres. Ce Hall leur permet de partager, de communiquer, de se sociabiliser, tout en restant « à l’abri des regards ». Ce Hall 70 peut ainsi être un passage dans la vie de ces adolescents qui leur procure de l’apaisement, et du réconfort.
C’est donc naturellement qu’ils se l’approprient et façonneront le monde entre amis.
Un passage dans leur vie, c’est aussi l’avis de ces deux jeunes rencontrés qui nous expliquent qu’en grandissant, ils seront amenés à quitter leur quartier plus souvent. « Ils ont grandi », affirme l’un d’entre eux lorsque nous leur demandons pourquoi ils ne restaient plus avec ces « grands du quartier » comme ils les appellent.

L’Agora
Continuons la visite du quartier en nous focalisant sur le terrain de sport qu’offre le préau de l’école Champ-Joly. L’Agora a, pour les jeunes de Plan-les-ouates, a toujours exister. En leur posant la question du plus lointain souvenir qu’ils avaient de cette structure, ceux-ci nous ont relaté qu’elle avait toujours existé. En effet pour eux « Quand il y avait les champs, elle était déjà là. Parce qu’il y a même une photo où il y a tous les champs ici et il n’y a même pas les bâtiments alors que l’Agora y est déjà ». Ce lieu qui leur permet de s’adonner à une activité sportive est utilisé tout au long de l’année lorsque le temps le permet. Nos jeunes interviewers n’ont pas omis de nous le préciser : « Après, le foot on y joue toutes les saisons ! »
À travers leurs discours nous retrouvons une dimension sensible (dimension subjective, en lien au sentiment d’attraction et répulsion). Pour eux, ce lieu où ils se retrouvent afin de jouer au foot depuis tout petit, représente à la fois le passé, mais aussi le présent. « Là, c’est l’Agora. On vient tout le temps ici ». Ces espaces peuvent se définir comme tels : un endroit ou le jeune peut affirmer son « moi » dans le domaine public. Souvent rassemblé en grand groupe lorsqu’ils y vont, cette arène sportive ouverte à tous et toutes permet de montrer à leur entourage les progrès qu’ils réalisent que ce soit dans le foot, les cascades à vélo ou dans leur mentalité. D’un autre côté lorsqu’ils échouent dans leur activité cela sera aussi vu par tous. Cependant comme ce lieu est à la fois proche du monde familial sécurisant, et qu’il est un espace qui permet d’être libre et de s’exprimer. Il offre un cadre de confiance pour tous ces jeunes qui peuvent se permettre d’échouer avant de progresser.

Ainsi nous pouvons comprendre l’importance que les jeunes de Plan-Les-Ouates et plus particulièrement ceux du quartier du Vélodrome accordent à cet emplacement. Ayant côtoyé l’école et l’agora depuis leur plus jeune âge, ils se sentent à la fois dans un milieu de confiance, proche de leur lieu d’habitation et donc de leur famille, mais aussi dans un endroit où ils peuvent se développer socialement à la vue de tous (les familles qui viennent y jouer, les enseignants) et ainsi leur montrer leur évolution.

Le Sous-préau
En temps normal, le sous-préau est l’entrée principale pour les enfants qui vont à l’école primaire de Champ-Joly. Les jeunes adolescents du Vélodrome ont donc « accès » à ce lieu ouvert en dehors des horaires scolaires. C’est-à-dire le soir ou pendant week-end. Ils côtoient cet endroit en tout temps. « En été, en hiver ». En cas de forte pluie, ils vont plutôt se diriger vers le Hall, car le toit qui les abrite résonne fortement avec les gouttes d’eau. « S’il pleut un peu trop, on va dans le Hall ».
Il est intéressant de noter que ce lieu n’a pas la même utilité entre l’enfance et l’adolescence. En effet, le « sous-préau » a une signification particulière au niveau de la dimension sensible, car c’est par le biais de cette école qu’ils se sont pour la plupart d’entre eux rencontrés. À leur plus jeune âge, ils utilisaient ce préau pour jouer, se dépenser pendant la récréation.
Le passage à l’adolescence montre que ce lieu est presque devenu un lieu de recoin, car le grand toit leur permet d’être en partie à l’abri des regards des habitants et du voisinage. En effet au niveau de la dimension sociale (dimension relative à l’organisation des relations sociales), ce lieu pour les jeunes n’est plus un espace de jeux comme cela l’était pendant leur enfance, mais plutôt un espace de rassemblement, à l’instar du Carré et du Hall. Par contre, il se distingue de ces 2 lieux cités où ils peuvent se permettre de faire plus de bruits et rester tranquillement sans que des adultes viennent les « embêter », notamment le soir.
En journée, ce lieu a une exposition différente, car il est à vue des gens passant par l’avenue du Mail qui est très emprunté par les habitants de Plan-les-Ouates et ceux qui travaillent dans la commune. Par conséquent, c’est un lieu où l’on peut être plus discret le soir, mais plus exposé en journée.

Le Carré
Notre visite nous amène maintenant au Carré. Depuis le Hall de l’allée 68-70, on peut déjà l’apercevoir. En traversant le passage de l’allée, on arrive sur une place en forme de carré avec un banc métallique vert dans chaque coin. Tout autour, il y a du gazon avec quelques petits arbres. Ceux-ci ne protègent ni des regards ni des intempéries. Le Carré est encadré par quatre barres d’immeubles dans lesquelles habitent certains des jeunes et depuis lesquelles on a aucun mal à apercevoir ce qui s’y passe ou qui s’y trouve. Exposé à la vue de certains parents, ce n’est pas l’endroit idéal pour chercher à impressionner les copains.
C’est le lieu de rendez-vous connu de tous « Les gens y savent ». On y vient pour retrouver ses amis avant de partir en expédition en dehors du quartier : « Quand on se donne rendez-vous au carré, on se réunit, on se décide si on va à la Praille, aller au McDo, faire un foot. ». S’aventurer en dehors de sa zone de confort peut être excitant, mais peut également être intimidant. Aussi, quand on demande pourquoi ils ne se donnent pas directement rendez-vous à la Praille plutôt que de se retrouver au Carré avant d’y aller, on nous répond « Parce que comme ça on va ensemble, c’est mieux. ».
L’appropriation des lieux en période d’adolescence
L’adolescence est un moment d’expérimentation et de transition entre l’enfance et l’âge adulte. Un passage où l’on va « s’entraîner » à se socialiser avec ses pairs par la camaraderie, mais aussi par confrontation aux autres. C’est un processus au cours duquel on va chercher à affirmer son identité en se démarquant du monde adulte et enfant. Cette démarcation se fait notamment par le look, le langage et l’attitude. Mais elle se fait également par la manière dont on va s’approprier les lieux où l’on passe la plupart de notre temps entre amis. Parcs, préaux d’écoles ou encore allées d’immeubles, l’appropriation des lieux par les jeunes et les situations qui s’y produisent peuvent nous en dire beaucoup sur leur vie, celle du quartier et sur leur évolution commune. « Qui n’a pas déjà vu en déambulant dans sa ville, son quartier ou son village, un de ces “micros-lieux” — abribus, hall d’entrée, pied d’immeuble, coin de galerie marchande ou de rue, barrière d’école, etc. — appropriés par des jeunes ? » [1]Gilles Henry, « « Micro lieux » appropriés sur le territoire du cercle familial », Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], n°4 | Automne 2007
Suite à notre immersion dans ces différents lieux, nous avons pu constater que ces derniers ont des fonctions différentes pour les jeunes. Nous allons essayer de les comprendre à travers nos apports théoriques.
Un espace transformé, le Hall 70
S’approprier un lieu c’est aussi se confronter, d’une manière ou d’une autre, aux personnes qui passent par ce lieu [2]Ibid ». Le Hall 70 est le lieu qui illustre le plus cela. Par le passage fréquent des habitant. e. s de l’immeuble c’est un lieu qui montre bien comment le lien social qu’ont les jeunes avec autrui est mis à l’épreuve. C’est autant le savoir-vivre des jeunes que celui des habitant. e. s qui est éprouvé par les situations que produit cette occupation des lieux. En effet, on comprend que ce lieu est un espace qui a été détourné de sa fonction première. Il avait pour seul but d’être une dimension fonctionnelle [dimension relative au caractère pratique], un espace de passage pour les habitants. Aujourd’hui, pour les jeunes il représente un espace de convivialité, et de socialisation.
Un lieu intemporel, l’Agora
L’Agora est un lieu repaire où les jeunes se retrouvent pour jouer au foot. Ce lieu leur sert aussi à se mettre en scène par le jeu et la confrontation. À travers cette recherche d’exposition, le jeune se construit et fait des expériences. Marc Breviglieri explique cette exigence du jeune à dépasser le statut enfantin afin de s’émanciper et de petit à petit se créer une identité propre. Cette recherche de maturité se fera de façon autonome, mais demandera une reconnaissance publique afin d’être vraiment admise. Afin de trouver cette reconnaissance, le jeune se doit de faire ces expériences en dehors du foyer familial et on comprend que l’Agora est un de ces lieux.
Un espace reconnu et de rassemblement, le Carré
On a vu que le carré est un micro-lieu reconnu de tous. Il est un repaire [3]Marc Brévigliéri « L’arc expérientiel de l’adolescence : esquive, combine, embrouille, carapace et étincelle… » De boeck Université I Éducation et société 2007/1 (n°19), p.99-113. En effet il illustre cette notion par son exposition et son statut de référence qu’il a auprès des jeunes. Ce lieu fait aussi ressortir la dimension « d’espace transitionnel “qu’ont les micros-lieux pour les jeunes. On peut dire que ces lieux sont les doudous des adolescents qu’ils traduisent en espace géographique. Un espace laissant possible un flou propice au déploiement de l’exploration et de l’imaginaire. Un endroit où ils peuvent se réunir et se préparer à affronter la vie en dehors du vélodrome.
Evolution dans la socialisation du lieu, le sous-préau
Le sous-préau que ces jeunes investissent est celui de leur enfance. En effet, c’est à cet endroit qu’ils se sont tous rencontrés et qu’ils ont créé l’amitié qui les unit actuellement. C’est pourquoi ce lieu est considéré comme un lieu repaire. D’après Marc Brévigliéri, le sous préau se rapporte au lieu public qui se situe entre le ‘chez-soi’ où il y a encore cette infantilitée, car c’est dans cette école qu’ils ont été scolarisés et entre ‘une institution socio-éducative’ où ils investissent leurs premiers espaces du domaine public. Ce lieu, le soir, leur sert également de cachette, car il est à l’abri des regards et leur permet d’effectuer leurs premières expériences d’adolescents.
Désormais, c’est ici que les choses se passent, la Kapital
Henry qualifie ces lieux de ‘micro-lieux’. Ces micro-lieux sont une extension de leur espace privé et une ‘excroissance du groupe familial’. Ils vont à la recherche de ce qu’ils ne trouvent plus/pas dans leur cadre familial : à savoir : écouter, réconfort, soutien, affection, protection, chaleur, etc.” [4]Ibid.
Il y a 4 ans, les jeunes disaient être du mauvais côté de la frontière. Mais avec l’apparition de nouvelles infrastructures, telles que la création de l’espace Champ-Ravy et la rénovation de l’Agora et du complexe sportif des Cherpines leur quartier s’est renouvelé. Les jeunes le vivent comme une renaissance et n’ont plus rien à envier aux jeunes du Locados. C’est même ces derniers qui se déplacent jusque-là. Ils bénéficient enfin des mêmes choses qu’eux, mais en plus moderne, en plus neuf.

Désormais, c’est ici que les choses se passent, la Kapital. Les origines et les raisons exactes du choix pour ce nom divergent selon les jeunes que nous avons interrogés. Pour certains, c’est suite à la victoire d’un tournoi de foot interquartier organisé par leur soin durant le confinement que ce nom aurait été choisi.
Selon cette version, La Kapital aurait été choisie comme nom pour signifier qu’ils sont, d’une certaine manière, les boss de la ville, la capitale du foot genevois. Pour d’autres, la Kapital ne tirerait pas ses origines de ce tournoi et ne concernerait pas toute la ville de Genève, mais uniquement le quartier de Plan les Ouates. Ce qui est sûr, c’est que ce nom traduit le sentiment de fierté nouvelle des jeunes pour leur quartier. On y décèle aussi un petit air revanchard à l’égard de ceux du Pré-du-camp.
Les nouvelles infrastructures, ainsi que l’appropriation de ces lieux par les jeunes [le Hall, le Carré, l’Agora, le sous-préau], le temps qu’ils y passent fait de ce quartier une véritable capitale à leurs yeux. Dans son texte sur les micro-lieux, Henry nous explique que le fait d’attribuer un certain nom à son quartier est une constante que l’on peut observer un peu partout chez les jeunes [5]Ibid. Généralement, ce sont des acronymes [CMS pour Charmilles] ou les numéros de boîtes postales [12-28 qu’on prononcera douze vingt-huit]. Nommer leur quartier montre qu’ils le considèrent enfin digne d’être baptisé.
Réalisation
Nganji KAREMERA ( HETS Genève), Herolind REXHEPI (HETS Genève), Meriem BEN AMMAR (HETS Genève), Yannick BEUGGER, Yassine NADJI
References
↑1 | Gilles Henry, « « Micro lieux » appropriés sur le territoire du cercle familial », Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], n°4 | Automne 2007 |
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↑2, ↑4, ↑5 | Ibid |
↑3 | Marc Brévigliéri « L’arc expérientiel de l’adolescence : esquive, combine, embrouille, carapace et étincelle… » De boeck Université I Éducation et société 2007/1 (n°19), p.99-113 |