La frontière qui rapproche et qui sépare
Lorsque vous vous imaginez vous retrouver en plein milieu de la nature, vous vous attendez peut-être à ressentir vos sens se multiplier et par conséquent vous procurer un bien-être. L’ambiance de la petite commune de Perly qui est située en campagne dans la périphérie de la ville de Genève, nous a beaucoup surpris. En effet, ce ciel grisâtre procurant un sentiment de mélancolie accompagné d’un parfum de terre humide et mélangé d’une odeur de carburant ne faisait pas vraiment partie de nos attentes. La douane de Perly domine le village, et ce trafic incessant de voitures, rompt cette vision de la nature idyllique. Agier parle de la frontière et la décrit comme ceci :
« Elle est temporelle, elle est sociale et spatiale ». Il ajoute que : « Grâce à cette frontière, l’humain peut établir une relation ainsi qu’exister face aux autres.» [1]Agier, La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2013.
Mais comment explorer toutes ces différentes dimensions qui traitent le sujet de la frontière dans ce contexte si particulier de l’année 2020 ?
Dans cette enquête de terrain nous avons eu l’opportunité de collaborer avec les travailleurs sociaux de ces deux communes voisines.
Le premier TSHM rencontré travaille sur les trois communes : Plan-les-Ouates, Bardonnex et Perly. Au niveau des thématiques sur lesquelles travaillent les TSHM genevois, on retrouve l’aide aux jeunes dans leurs démarches professionnelles, la prévention ainsi que la participation sociale.
Mikael travaille sur la commune de Saint-Julien-En-Genevois. Il est animateur au service de la jeunesse. Les trois thématiques principales sur lesquelles il axe ses interventions son; accompagner, valoriser et intégrer. Il travaille autour de trois objectifs principaux : se révéler en tant qu’élève et jeune, s’exprimer en tant que jeune, et agir en tant qu’acteur et citoyen.
Ceux-ci nous ont permis de rencontrer quatre jeunes suisses ainsi que deux jeunes français. Avec ces derniers, nous avons abordé diverses dimensions, telles que le rapport à la frontière, les relations entre jeunes suisses et français, leur mode de vie ainsi que la mobilité.
La frontière vue des jeunes français.e.s

Marley fait partie de l’équipe de football de Perly. Il a donc l’habitude de traverser très régulièrement la frontière et de passer son temps sur la commune de Perly. Certains de ses amis font partie du même club de foot et c’est principalement grâce à cette activité qu’il entretient encore aujourd’hui des relations amicales avec des jeunes Suisses. Lui et son groupe d’amis préfèrent sortir au centre-ville de Genève lorsqu’ils ont du temps. Marley explique qu’il n’y a pas d’activités à faire dans leur quartier de Saint-Julien et qu’ils y restent uniquement lorsqu’ils ont envie de discuter et « traîner » entre eux.

Pandora, quant à elle, a quelques copines d’enfance qui viennent de Saint-Julien, mais elle avoue avoir de nombreuses copines qui habitent à Genève. Lors de son temps libre, elle a pris l’habitude de se rendre au centre-ville de Genève pour y retrouver ses copines suisses et partager de bons moments. Elle dit également que parfois, elles viennent chez elle à la maison à Saint-Julien.
Les deux adolescents disent qu’ils n’ont pas de préjugés fondés sur les suisses, malgré qu’ils ressentent des mentalités différentes entre les deux pays. Marley a relevé que dans un groupe de potes suisses et français, la notion de « respect » est différente. En effet, ce dernier ressent que le respect n’est pas perçu de la même manière. Pandora est de son avis. Lorsqu’on a demandé à Marley s’il a déjà rencontré des conflits avec les suisses, il a expliqué que mis à part dans le foot non il n’en a jamais vécu. Vient alors la notion de territoire :
« Nous on n’est pas comme ça, mais après si on doit défendre notre quartier ben oue on le fait quoi ».
Avec toutes les informations qui nous ont été dites, nous pouvons réellement conclure que la plupart des conflits entre les jeunes suisses et les jeunes français sont dû au sport.
Pour se déplacer, ils prennent tous les deux le bus lorsqu’ils se rendent au centre de Genève. Pour eux, rien de plus simple, jamais de contrôle.
« Nous, la frontière on ne la ressent pas en fait… »
Marley trouve que la frontière sépare physiquement mais il n’a pas l’impression qu’elle existe réellement. Cependant, il dit ressentir les différentes mentalités des deux pays. Pandora quant à elle, trouve que la frontière rapproche les deux pays.
La frontière vue des jeunes suisses

Nelson et Loris sont des jumeaux de 18 ans. Un d’entre eux est en dernière année à l’Ecole de Culture Générale en filière sociale. L’autre garçon pense plutôt faire un apprentissage mais il ne sait pas encore dans quel domaine. Leurs passions ce sont les jeux-vidéos, la moto, faire du sport et sortir avec leurs amis.
«…à Perly c’est vide…»
Lorsqu’ils sortent avec leurs amis, ils se baladent en ville et trainent sur Genève et le centre-ville, car selon eux, à Perly c’est vide et il n’y a pas grand-chose à faire. Concernant Saint-Julien, ils s’y rendent rarement :
« Pour traîner jamais, juste pour aller faire les courses ».
Cependant, ils se considèrent comme étant plutôt introvertis et préfèrent rester à la maison. Nelson et Loris n’ont pas d’amis proches français, uniquement des connaissances qu’ils côtoient à l’école. Les jumeaux racontent un conflit qu’ils ont vécu avec des jeunes français, un jour lorsqu’ils trainaient sur Perly. Ce jour-là, lors du racket de leur ami, les deux jeunes l’ont défendu. Cela a engendré des vengeances de la part des français, qui selon eux, sont dues à une logique de défense de territoire.
« Ben moi je pense que y’a pas vraiment de différence entre groupe, juste après que si on mélange les français et les suisses il se peut qu’il y ait des conflits qui apparaissent oui. La mentalité des gens aussi est différente je trouve, du coup ça pourrait créer des conflits ».

Ils nous confient tout de même qu’ils se sentent bien à Perly car ils y ont grandi et s’y sentent attachés. Cependant, ils pensent qu’il y a trop peu d’animations pour la jeunesse, mis à part les matchs de foot qui sont organisés de temps en temps.
« Moi je pense qu’ils devraient construire un centre commercial par exemple mais ils veulent apparemment encore construire un terrain de foot alors que y’en a déjà 3 ».
En échangeant avec eux sur la nouvelle ligne de tram qui sera construite en 2023, les jeunes confirment qu’ils en ont entendu parler mais que rien ne s’est encore fait. Ils se réjouissaient déjà à l’époque de traverser cette frontière plus facilement par le biais du tram et des transports en communs. Ils n’ont aucun préjugés concernant les frontaliers. Cependant, un problème majeur persiste : les bouchons… « On voit donc que, s’il existe à Genève une demande spécifique de déplacements liée à la présence importante de travailleurs transfrontaliers, la mise en place d’un réseau de transport public répondants (entre autres) à cette demande n’est envisageable que grâce à la volonté politique suisse de promouvoir ses transports publics. » [2]Centre d’Études Sur Les Réseaux, Les Transports, l’Urbanisme Et Les lignes régulières de transfrontalières. [Rapport de recherche] (CERTU). 1996
Aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de se rendre en France, ils optent pour le bus quand ils ne peuvent prendre leurs motos. Quand il s’agit de faire les courses, ils se déplacent avec leur mère car :
« C’est moins cher et honnêtement c’est plus proche de Perly aussi que d’aller au Vélodrome même ou à Genève ».
On voit donc que Nelson et Loris passent régulièrement la frontière. Ils déclarent finalement que celle-ci sépare plus que ce qu’elle ne rapproche.
…et des jeunes suissesses
Camille et Mathilde sont deux amies qui habitent à proximité de la frontière. Elles ont effectué le même parcours scolaire, c’est-à-dire l’Ecole de Culture Générale en santé. Après avoir terminé leur cursus et ne sachant pas vers quel parcours professionnel se diriger, elles se sont engagées dans l’armée suisse. Aujourd’hui, elles aimeraient faire la maturité. Une d’entre elles aimerait accéder à l’HEDS tandis que l’autre aimerait faire une passerelle pour entrer à l’université. Les deux jeunes se considèrent plutôt introverties, elles n’aiment pas particulièrement sortir en clubs. Elles préfèrent se retrouver pour jouer aux jeux vidéo ensemble. Passionnées de motos, elles traversent régulièrement la frontière pour se balader ou encore pour aller faire des courses avec leurs parents.

Quand on leur parle de la France, elles s’imaginent Paris ou Marseille. Elles ont des amis là-bas, et s’y rendent parfois à moto. A Saint-Julien elles n’ont que des connaissances rencontrées par le biais de l’école. «Depuis de nombreuses années, des élèves traversent quotidiennement la frontière du territoire cantonal ou national pour rejoindre leur école ou lieu de formation, mais on constate une augmentation de ces déplacements au cours de la dernière décennie, particulièrement avec la France voisine. » [3]Alexandre Jaunin, Odile Le Roy-Zen Ruffinen, Michel Pillet, Note d’information du SRED No 33 : Les élèves du bassin franco-valdo-genevois scolarisés à Genève. Février 2008 Elles entretiennent de bons rapports avec celles-ci. En revanche, elles ont confié ne pas apprécier quand les jeunes de Saint-Julien viennent à Perly pour commettre des infractions. Cela a provoqué des rixes entre les jeunes des deux communes frontalières.
« …des gars de 13 ans…qui avaient volé le sac d’une dame âgée »
Elles ne vont pas catégoriser les français pour autant…
« ça n’a rien changé pour moi, ce n’est pas parce qu’ils sont de St-Ju que je vais dire qu’ils sont tous pareils ».
Quand elles se rendent en France, elles prennent la moto car c’est plus pratique pour elles. Il est facile de s’y rendre et il n’y a pas de contrôle .
Ce n’est pas « une barrière »
Elles trouvent aussi qu’habiter à proximité de la frontière c’est pratique et utile pour se déplacer à moto et aller voir leurs amis en France. Elles n’ont rien contre les français qui se déplacent en Suisse.
« Pour nous y’a une frontière, on sait qu’elle est là oui mais honnêtement il n’y a personne ». Justement vu qu’elle est un peu inexistante cette frontière de Saint-Julien, on n’a pas l’impression vraiment que ça sépare. Ce n’est pas « une barrière ». Et si y’en avait pas, je pense que ça ne changerait vraiment rien aujourd’hui. Quand ils viennent contrôler, c’est soit parce qu’ils cherchent quelqu’un soit autre raison importante ».
Alors finalement cette frontière, rapproche-t-elle les deux pays plus qu’elle ne les sépare ?
Les jeunes suisses que nous avons rencontré relèvent bien qu’ils n’ont pas un intérêt spécial à se rendre en France, mis à part pour faire leurs courses. En effet, en France les achats alimentaires coutent bien moins chers. De plus selon eux et selon elles, la frontière est inexistante et il est possible de la passer sans se faire contrôler. Du point de vue de ces jeunes, Perly est perçue comme une campagne très calme et paisible à y vivre, seulement le passage qui permet d’accéder à la France est particulièrement emprunté. Néanmoins, les adolescent.e.s apprécient l’ambiance générale de cette petite commune malgré une mention d’un manque de « zones commerciales ». Dans la majorité des cas, ces derniers ne se voient pas partir de la Suisse et pour certain.e.s même de Perly.
Contrairement aux jeunes Saint-Juliennois.e.s que nous avons pu interviewer, les suisses de Perly n’ont pas de relations amicales avec ceux-ci et celles-ci. En revanche, les français ont pu nous raconter que la frontière a plus tendance à rapprocher que séparer. D’une part, car ils et elles entretiennent beaucoup de relations amicales avec des genevois.es, mais également car la plupart de leurs activités se déroulent en Suisse et la frontière ne se ressent pas. Nous ajoutons quand même une opinion des jeunes français.e.s qui nous a beaucoup marquées. Ils et elles disent que la notion du respect et de la solidarité sont perçus différemment par les suisses.
Quant aux animateurs français, ils abordent des situations de conflits transfrontaliers uniquement sous l’angle du sport et plus particulièrement du football.

Nous pouvons conclure notre enquête en mettant en avant notre ressenti sur la thématique de la frontière qui rapproche et qui sépare. En effet, du côté bleu qui représente la France, nous pouvons relever que les animateurs et les animatrices possèdent beaucoup d’idées et de motivations pour la création des projets avec la jeunesse. De l’autre côté, les suisses à la différence des français possèdent une grande marge de manœuvre et de moyens financiers pour atteindre leurs objectifs fixés : Si les ressources-clés que possèdent la France étaient utilisées pour ouvrir la serrure de la Suisse, un rapprochement transfrontalier se créerait grâce à la collaboration des deux communes. Ainsi, par le biais des actions menées en faveur de la jeunesse, nous supposons que cela permettrait une meilleure cohésion sociale et un meilleur vivre ensemble.
Réalisation
Azorin Rachel
Mazzeo Asia
Milovanovic Bojana
Meli Rebecca
Noir Nahema
HES-SO // Valais-Wallis
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HES-SO // Valais-Wallis
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References
↑1 | Agier, La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2013. |
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↑2 | Centre d’Études Sur Les Réseaux, Les Transports, l’Urbanisme Et Les lignes régulières de transfrontalières. [Rapport de recherche] (CERTU). 1996 |
↑3 | Alexandre Jaunin, Odile Le Roy-Zen Ruffinen, Michel Pillet, Note d’information du SRED No 33 : Les élèves du bassin franco-valdo-genevois scolarisés à Genève. Février 2008 |